Eclosion d'un génie

 

Les fées s’étaient penchées sur le berceau d’Isidore. Non qu'il fut « un beau bébé ».  Chacun sait que cette expression n’est qu’un euphémisme de « gros bébé ». Il était simplement de corpulence moyenne mais aussi bien proportionné qu'il est possible. En outre, avant même que soit coupé le cordon ombilical on devinait dans ses yeux outremer une étincelle aussi précoce que prometteuse.

Sur le carnet de santé que sa maman avait à coeur d’abonder chaque semaine, sa courbe de croissance suivait une trajectoire d’une scrupuleuse linéarité qui semblait un copié/collé de la courbe de référence, mais légèrement au dessus. Dans le même temps, tenant ainsi les promesses de l’étincelle évoquée dans le paragraphe précédent, il se montra très vite un nourrisson des plus souriants et des plus éveillés.

A trois ans et demi, le délicieux bambin commençait à déchiffrer quelques phrases simples et à compter sur ses doigts. 

A quatre il savait lire couramment et commençait à maitriser les opérations élémentaires.

Son géniteur, qui pouvait craindre d’avoir conçu un fort en thème mais un faible en gymnastique, fut tout de suite rassuré. Isidore grandissait aussi bien en force qu’en sagesse et se montra très tôt habile à grimper aux arbres, à courir dans tous les sens et à nager comme un triton.

Pour son septième anniversaire, son grand-père lui offrit un livre de Jules Verne. Le gamin, qui commençait à en avoir plus qu’assez de la littérature enfantine, dévora « Quatre semaines en ballon » en deux jours et manifesta sa gratitude avec un tel enthousiasme que son aïeul lui procura la collection complète des oeuvres  du grand auteur.  

La même année et dans un tout autre genre, il découvrit « Le piège diabolique », une BD de Blake et Mortimer où il était question d'une machine à remonter le temps. Sa décision était prise : il serait chercheur scientifique et inventerait un tel véhicule avec la ferme intention de l’utiliser en personne.

La littérature et le cinéma avaient abondamment traité le sujet mais le « chronoscaphe » ne relevait pour l’instant que du domaine de la fiction. Isidore Mévout se jura d’être celui qui en ferait une réalité.

A cet effet, à vingt trois ans, frais émoulu de Polytechnique, plutôt que de se lancer dans une brillante carrière, il postula pour un modeste poste d’enseignant-chercheur à l'Université. 

S’il avait la tête bien faite, son corps l’était tout autant. Conscient que le chronoscaphe  pourrait un jour l’entrainer dans des situations délicates, il n’avait jamais séché un cours d’éducation physique et pratiquait assidûment les arts martiaux. 

Sa figure avenante et son exquise courtoisie lui attiraient la sympathie de ses contemporaines. Il était cependant trop absorbé par son projet pour bâtir une relation durable. Comme il aimait à le dire avec esprit, la conception du chronoscaphe était très chronophage. Cette abnégation porta ses fruits : à trente-cinq ans il avait réalisé son rêve. 

Il commença par tester son véhicule spatio-temporel sur des animaux de laboratoire et constata avec jubilation que ses cobayes revenaient sains et saufs de leur périple. A l’instant programmé par Isidore, le chronoscaphe disparaissait comme sous la baguette d’un illusionniste pour réapparaître quelques heures plus tard au même endroit : la crypte d’une église de quartier datant du moyen-âge et dont notre génial inventeur avait découvert l’entrée secrète. Rien ne prouvait pour autant que la nef atteignait le but fixé par son ordinateur de bord.

La seule façon de le vérifier était de conduire l’expérience avec un être humain. La déontologie la plus élémentaire et son inclination naturelle le désignaient d’office pour tenir ce rôle aussi périlleux que passionnant.

Ce court portrait de ce digne héritier des aventuriers et des scientifiques conçus par le papa de Philéas Fogg et du Capitaine Nemo serait incomplet s’il ne faisait pas mention de sa louable discrétion. 

Isidore était le seul à connaître la crypte où il avait assemblé et finalisé le chronoscaphe dans le plus grand secret.